Interprétation divergente de la Cour suprême quant à la recevabilité d’une action en responsabilité civile contre l’État
Dans son arrêt de chambre, rendu ce jour dans l’affaire Ferreira Santos Pardal c. Portugal (requête no 30123/10), la Cour européenne des droits de l’homme dit, à l’unanimité, qu’il y a eu:
Violation de l’article 6 § 1 (droit à un procès équitable) de la Convention européenne des droits de l’homme
L’affaire concerne le rejet d’une action en responsabilité civile portée par le requérant contre l’État, rejet qui était contraire à une jurisprudence constante de la Cour suprême en la matière.
La Cour juge en particulier que l’incertitude jurisprudentielle qui a entraîné le rejet de l’action formée par M. Ferreira Santos Pardal, à laquelle s’ajoute l’absence d’un mécanisme apte à assurer une cohérence des pratiques au sein de la Cour suprême, a eu pour effet de priver le requérant de la possibilité de faire examiner son action dirigée contre l’État alors que d’autres personnes dans une situation similaire se sont vu reconnaître ce droit.
Principaux faits
Le requérant, José Luis Ferreira Santos Pardal, est un ressortissant portugais, né en 1955 et résidant à Braga (Portugal).
En octobre 1997, M. Ferreira Santos Pardal fut victime d’un accident de la route alors qu’il était passager à bord de son propre véhicule. Sa compagnie d’assurance remboursa ses frais d’hospitalisation et de soins jusqu’à la fin de l’année 1998. Puis la compagnie d’assurance l’informa qu’il était considéré comme étant rétabli avec un taux d’incapacité permanente partielle pour le travail.
M. Ferreira Santos Pardal saisit le tribunal de Santo Tirso d’une action en responsabilité civile dirigée contre sa compagnie d’assurance. Le tribunal le débouta de sa requête. M. Ferreira Santos Pardal fit alors appel devant la cour d’appel de Porto, demandant qu’une question préjudicielle soit posée à la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE – devenue ensuite Cour de justice de l’Union européenne). Il s’agissait de savoir si la directive européenne 90/232/CEE du Conseil avait étendu la couverture de l’assurance responsabilité civile aux dommages corporels subis par le preneur d’assurance au cas où celui-ci était passager de son propre véhicule au moment de l’accident. La cour d’appel de Porto rejeta l’appel, confirmant le jugement du tribunal de Santo Tirso. Elle jugea qu’il n’y avait pas lieu de saisir la CJCE d’une question préjudicielle, au motif que la législation portugaise avait intégré la directive en question et que le tribunal n’avait aucun doute en la matière.
M. Ferreira Santos Pardal forma un pourvoi en cassation devant la Cour suprême réclamant à nouveau le renvoi préjudiciel devant la CJCE concernant l’interprétation à donner à la directive en question. La Cour suprême débouta M. Ferreira Santos Pardal de sa demande.
En décembre 2007, M. Ferreira Santos Pardal introduisit devant le tribunal de Braga une action en responsabilité civile extracontractuelle contre l’État, dénonçant une erreur judiciaire résultant selon lui de la procédure qu’il avait engagée contre la compagnie d’assurance. Il dénonçait une mauvaise interprétation de la directive citée. Le tribunal de Braga le débouta de sa demande. M. Ferreira Santos Pardal interjeta appel et la cour d’appel de Guimarães fit partiellement droit à sa demande en estimant que la Cour suprême avait failli à l’obligation de renvoi préjudiciel devant la CJCE, commettant ainsi une erreur grave et manifeste en violation du droit communautaire. Elle jugea ainsi comme établie la responsabilité civile extracontractuelle de l’État dans l’exercice de ses
fonctions juridictionnelles.
Le ministère public forma un pourvoi en cassation devant la Cour suprême. Le 3 décembre 2009, la Cour suprême fit droit au pourvoi. Elle cassa et annula dans toutes ses dispositions l’arrêt de la cour d’appel de Guimarães faisant subsister la décision de rejet du tribunal de Braga.
Griefs, procédure et composition de la Cour
Invoquant l’article 6 § 1 (droit à un procès équitable), le requérant estimait que l’interprétation de la loi interne concernant la responsabilité civile de l’État dans l’exercice de ses fonctions juridictionnelles faite par la Cour donnée par la Cour suprême dans son arrêt du 3 décembre 2009 était en contradiction avec une jurisprudence constante et qu’elle a enfreint le principe de la sécurité juridique et l’équité de la procédure.
La requête a été introduite devant la Cour européenne des droits de l’homme le 24 mai 2010.
L’arrêt a été rendu par une chambre de sept juges composée de:
Isabelle Berro (Monaco), présidente,
Elisabeth Steiner (Autriche),
Khanlar Hajiyev (Azerbaïdjan),
Mirjana Lazarova Trajkovska (« Ex-République Yougoslave de Macédoine »),
Julia Laffranque (Estonie),
Paulo Pinto de Albuquerque (Portugal),
Dmitry Dedov (Russie),
ainsi que de Søren Nielsen, greffier de section.
Décision de la Cour
Article 6 § 1
La Cour observe que le Gouvernement ne conteste pas qu’une jurisprudence interne reconnaissait la possibilité de poursuivre l’État en responsabilité civile pour les dommages causés en raison d’une erreur judiciaire. Elle constate cependant que, dans son arrêt du 3 décembre 2009, la Cour suprême a jugé que ce n’était pas possible au moment des faits. C’est donc la Cour suprême qui est à l’origine de la divergence jurisprudentielle dénoncée par M. Ferreira Santos Pardal.
La Cour rappelle que les divergences de jurisprudence constituent par nature la conséquence inhérente à tout système judiciaire qui repose sur des juridictions du fond ayant autorité dans leur ressort territorial. Mais la Cour souligne que le rôle d’une juridiction suprême est précisément de régler ces contradictions. Si une pratique divergente se développe au sein d’une des plus hautes autorités judiciaires du pays, cette dernière devient source d’insécurité juridique, portant ainsi atteinte au principe de la sécurité juridique et réduisant la confiance du public dans l’autorité judiciaire.
La Cour observe que la Cour suprême a adopté une solution diamétralement opposée à une jurisprudence interne constante. Elle note qu’il ne s’agit pas d’un revirement fondé sur une nouvelle interprétation de la loi, puisque la Cour suprême est revenue ultérieurement dans d’autres procédures à sa jurisprudence constante.
S’agissant des recours dont disposait M. Ferreira Santos Pardal pour remédier à cette situation, le président de la Cour suprême n’a pas saisi d’office l’assemblée plénière aux fins d’assurer l’uniformité de la jurisprudence alors qu’il aurait dû le faire conformément au code de procédure civile. S’agissant du recours extraordinaire en harmonisation de jurisprudence, la Cour note qu’il n’était pas applicable au moment des faits.
La Cour conclut que l’incertitude jurisprudentielle qui a entraîné le rejet de l’action formée par M. Ferreira Santos Pardal, à laquelle s’ajoute l’absence d’un mécanisme apte à assurer une cohérence des pratiques au sein de la Cour suprême, a eu pour effet de priver le requérant de la possibilité de faire examiner son action dirigée contre l’État alors que d’autres personnes dans une situation similaire se sont vu reconnaître ce droit. Il y a donc eu violation de l’article 6 § 1.
(omissis)
(fonte hudoc.echr.coe.int)