Cour européenne des droits de l’homme, arrêt du 30 juin 2015, requête n. 39294/09, affaire Peruzzi c. Italie (testo)
COUR EUROPEENNE DES DROITS DEL’HOMME
QUATRIÈME SECTION
(Requête no 39294/09)
ARRÊT
STRASBOURG
30 juin 2015
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Peruzzi c. Italie,
La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :
Päivi Hirvelä, présidente,
Guido Raimondi,
George Nicolaou,
Ledi Bianku,
Paul Mahoney,
Krzysztof Wojtyczek,
Yonko Grozev, juges,
et de Françoise Elens-Passos, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 12 mai et 9 juin 2015,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 39294/09) dirigée contre la République italienne et dont un ressortissant de cet État, M. Piero Antonio Peruzzi (« le requérant »), a saisi la Cour le 25 mai 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été autorisé à assumer lui-même la défense de ses intérêts dans la procédure devant la Cour (article 36 § 2 in fine du règlement). Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme E. Spatafora.
3. Le requérant allègue que sa condamnation pour diffamation a violé son droit à la liberté d’expression, tel que garanti par l’article 10 de la Convention.
4. Le 21 mai 2014, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Le requérant est né en 1946 et réside à Sant’Angelo In Campo (Lucques).
A. La « lettre circulaire » du requérant
6. En 2001, le requérant exerçait le métier d’avocat. En septembre 2001, il envoya au Conseil Supérieur de la Magistrature (ci-après, le « CSM ») un courrier dans lequel il se plaignait du comportement d’un juge du tribunal de Lucques, X. Il communiqua ensuite par une « lettre circulaire » à plusieurs juges du même tribunal le contenu de son courrier au CSM, sans toutefois mentionner explicitement le nom de X.
7. Dans ses parties pertinentes, la lettre en question se lit comme suit :
« Avant que des nouvelles erronées ou non véridiques vous parviennent, avant que l’esprit de corps puisse prévaloir par rapport à une juste interprétation des raisons qui m’ont poussé à m’adresser au CSM, au ministère de la Justice, au Conseil national des notaires et au Conseil national des avocats, quant à la conduite de deux magistrats du tribunal de Lucques dans le cadre d’une procédure pour division judiciaire à laquelle mes clientes étaient partie, avant que quelqu’un de mes collègues vienne à s’excuser, à mon nom, pour mon initiative, en me présentant peut-être en tant que fou ou irresponsable, j’ai l’intention de clarifier et de vous communiquer les raisons qui m’ont conduit à cela.
Est pendant en cassation un pourvoi contre un jugement du tribunal de Lucques, dans lequel le tribunal, se prononçant contre les demandes d’une concubine et décidant la procédure de partage d’héritage y relative, avait chargé le juge d’instruction de procéder à la vente d’un appartement, unique bien à diviser entre les héritiers, dans lequel vivaient la concubine et sa fille, héritière, née dans le cadre du concubinage. Puisque le jugement du tribunal de Lucques n’était pas définitif, l’on ne pouvait ni procéder à la vente ni entamer la procédure y relative, car l’article 791 du code de procédure civile l’interdit explicitement.
L’autre héritier a cependant sollicité […] la vente, et le juge d’instruction, malgré nos demandes répétées de suspension de la vente, toutes rejetées, a fait en sorte que, après deux enchères sans acheteur, le bien fût assigné à un tiers lors des troisièmes enchères.
On va ci de suite indiquer les motivations spécifiques avec lesquelles toutes nos demandes ont été rejetées :
[Omissis].
En dépit de ceci, je tiens à préciser à titre préliminaire que je ne ressens aucune animosité envers la magistrature et les magistrats en général, et que je considère en revanche importante et irremplaçable pour la société civile la fonction que les magistrats accomplissent.
Il y a et il y a eu des magistrats qui accomplissent et ont accompli leur rôle avec une grande dignité et honorabilité (decoro), et qui méritent toute mon admiration et l’admiration de tous ceux qui travaillent dans le secteur de la justice. Je vais rappeler, pour tous, Y, décédé, on peut le dire, sur le « champ de bataille ». Je me souviens encore qu’à l’audience il était, parmi tous ses collègues, celui qui, même dans sa condition de souffrance extrême et évidente, retenait le plus grand nombre d’affaires en jugement, et il a fait cela jusqu’à sa dernière heure. J’avoue que si j’avais pu lui épargner des efforts, vu ses conditions, je me serai volontiers chargé de son travail. Mais il y a aussi d’autres magistrats également méritoires qui, même pendant leurs vacances, travaillent, se rendent au bureau, dialoguent avec les avocats et avec lesquels il est possible d’envisager une forme de collaboration et de confrontation, et à ceux-ci également va toute mon estime et admiration.
Je sais bien que la justice est faite par les hommes et exactement à cause de cela les décisions peuvent être erronées et incomplètes. Je préfère cependant toujours une justice humaine à [une justice] administrée par des automatismes.
Ce que, toutefois, je n’accepte pas est que, lorsque les droits de la personne et la dignité de celui qui a pour tâche de les défendre sont en jeu, on puisse décider sur ces droits en ayant parti pris, en faisant peut-être usage d’arrogance ou encore qu’on puisse décider avec désintérêt et désengagement total. Je crois personnellement beaucoup dans l’autonomie de la magistrature et je crois que sans le respect de l’autonomie de celui qui est appelé à décider, on ne puisse pas décider sereinement et de manière équitable. L’autonomie, cependant, ne peut pas se transformer en pouvoir discrétionnaire absolu car ce faisant on se rapproche de l’arbitraire et on y parvient. J’ai tenu à préciser de quelle manière je perçois le sens de la justice et que j’ai la plus haute considération pour la fonction que les magistrats accomplissement et que mon admiration totale va à ceux qui exercent leur activité avec abnégation, engagement et honorabilité (decoro).
J’envie même les magistrats, car sans doute ils ont plus de temps pour étudier, pour approfondir les questions, pour prendre soin aussi d’autres intérêts culturels et sociaux, ce que l’avocat, par la nature et la spécificité de son travail, n’arrive pas toujours à faire et à bien faire. Souvent j’amène avec moi à la maison des choses à lire et à étudier et je finis, à la mi soirée, par m’endormir sur les livres après une journée passée à courir d’un bureau à l’autre la matinée, à répondre au téléphone et à recevoir les clients l’après-midi. Je comprends aussi que le secteur judiciaire est chargé de travail, de problématiques, que les bras ne sont pas nombreux et le travail est énorme, raison pour laquelle les protestations (esposti) ne servent certainement pas à rendre plus facile et à faire le travail qu’il faut accomplir, et qu’on aurait plus besoin de collaboration et de dialogue que de protestations. Il y a cependant des limites que je considère que l’on ne peut pas franchir et, après y avoir réfléchi pendant un temps non négligeable, j’ai décidé de présenter cette protestation-là [note du greffe : le courrier au CSM]. Je reproduis la partie finale de la protestation dans laquelle je me demande quel est le sens du métier de l’avocat et s’il est licite de toujours accepter toute décision et comportement :
« Ce défenseur tient à préciser ce qui suit :
Il est regrettable de présenter cet écrit à l’encontre de personnes qui, même [si elles exercent] des fonctions différentes, ce défenseur considère comme des « collègues » selon la qualification commune de professionnels du droit. Il estime cependant y être obligé là où il y a désengagement, indifférence totale vis-à-vis des demandes légitimes du citoyen au nom duquel l’on administre la justice, conviction de l’impunité car l’on occupe une position de « pouvoir », même s’il devrait s’agir de l’exercice d’une « fonction », et last but not least, manque de respect pour la dignité et la responsabilité de la profession que ce défenseur exerce.
Ce défenseur a prêté son œuvre au cours de trois degrés de juridiction, a soutenu pour compte de ses clientes de coûts très élevés, au point que, si l’on devait appliquer le tarif professionnel, l’on dépasserait le montant des droits revendiqués, a demandé, par trois réclamations à la cour d’appel de Florence, la suspension de l’exécution aux termes de l’article 373 du code de procédure civile, toutes rejetées par des motivations qui laissent bien à désirer – mais ce n’est pas ça l’objet de cette protestation –, a accumulé une montagne d’actes, d’écrits et de documents à faire peur, a vu partir en fumée la saisie relative à sa propre créance.
Dans le temps consacré à ces défenses, il aurait sans doute pu s’occuper de quinze affaires de complexité moyenne et normale.
Si le travail, n’importe quel travail, à condition qu’il soit licite, a sa propre protection et sa propre dignité, alors le magistrat aussi (et sa fonction et son rôle lui imposeraient cela encore plus qu’à toute autre personne) ne peut pas se permettre de ne pas respecter le travail d’autrui, y compris celui de l’avocat.
En tant qu’avocat, ce défenseur a la responsabilité de donner des certitudes à son client, qui est ce citoyen au nom duquel la justice est administrée (les jugements ont l’entête « Au nom du peuple italien »).
Quelle certitude peut-il donner un avocat si chaque juge, au lieu d’appliquer les lois, ne les applique pas, leur donne l’interprétation qu’il préfère, ne donne même pas de motivation quant à son interprétation des lois en question ? Notons que le système des appels et des réclamations ne garantit pas le citoyen. Le juge est un homme et il peut commettre des erreurs (l’erreur est humaine), mais il ne peut et il ne doit pas se tromper volontairement, avec dol ou faute grave ou par manque d’engagement, et le citoyen devrait voir ses demandes accueillies, à condition qu’elles soient bien fondées, et ce dès la première heure. Il y a un grand nombre d’affaires ; ceci s’explique aussi par le fait que si beaucoup de décisions avaient été prises de manière correcte dès le début, on aurait évité la prolifération des affaires, des procédures, des demandes, comme en l’espèce. Pour ne pas parler de toutes ces affaires, nombreuses, où le citoyen, déçu et incrédule face à des décisions hors norme, ayant perdu toute confiance en la justice, renonce à tout appel. Cela entraîne un manque justifié de confiance en la justice et une augmentation de travail et de frais pour l’État, et ce à cause du surplus de travail pour les autres juges, les greffes, les huissiers de justice.
Et quelle justification et explication le défenseur peut-il donner à ce client auquel, avec toute précaution, a prospecté un certain résultat, et il présente ensuite une décision du juge diamétralement opposée ?? Si cela est le fruit d’une erreur, d’un manque de connaissance, d’engagement ou d’approfondissement du défenseur, celui-ci en prend la responsabilité ; mais lorsque ceci dépend du juge, le défenseur en subit un préjudice car le client aura en tout cas une opinion négative de l’activité de son défenseur. Les clients et les citoyens, sont-ils en mesure de comprendre si c’est l’avocat ou le juge qui s’est trompé et dans quelle mesure ?? Si l’avocat n’obtient pas des résultats appropriés avec des arguments juridiques, quel autre moyen doit-on chercher ?? Que doit-il faire l’avocat pour obtenir ce dont il a professionnellement droit ?? .. Ou bien l’avocat ne doit pas se poser ces problèmes et doit continuer à vivoter en cultivant son propre jardin (il suo orticello), en cherchant de protéger sa tête de tuiles qui pourraient chuter d’en haut, car d’un côté il n’est pas protégé, et de l’autre il est à la merci du pouvoir discrétionnaire d’autrui ?? .. Se désintéressant complètement de sa propre dignité professionnelle ?? …
Lorsque cet écrit vous parviendra je serai en train de subir une intervention chirurgicale. Je regrette ne pas pouvoir, en ce moment, fournir des clarifications ou explications ultérieures à ceux qui pourraient en demander. Je suis cependant prêt, si nécessaire, à répondre de ma conduite et à fournir toute les clarifications qu’on pourrait me demander après cette intervention, lorsque je serai à nouveau en bonne santé. »
B. La procédure de première instance
8. Estimant que certaines expressions utilisées dans la lettre circulaire portaient atteinte à sa réputation, X porta plainte pour diffamation à l’encontre du requérant.
9. Puisque X était juge à Lucques, aux termes de l’article 11 du code de procédure pénale (le « CPP »), le dossier fut transmis aux autorités judiciaires de Gênes.
10. Le 13 février 2003, le parquet de Gênes renvoya le requérant en jugement devant le tribunal de cette même ville.
11. X se constitua partie civile dans la procédure pénale contre le requérant.
12. Selon le chef d’accusation, dans la lettre circulaire le requérant avait exprimé des critiques admissibles (lecite) quant aux modalités d’interpréter et d’accomplir le travail de juge, mais avait ensuite excédé les limites de son droit à la liberté d’expression, écrivant notamment les phrases suivantes :
– « l’autonomie (…) ne peut pas se transformer en pouvoir discrétionnaire absolu car ce faisant on se rapproche de l’arbitraire et on y parvient » ;
– « en ayant parti pris, en faisant peut-être usage d’arrogance (…) décider avec désintérêt et désengagement total » ;
– « le magistrat (…) ne peut pas se permettre de ne pas respecter le travail d’autrui, y compris celui de l’avocat » ;
– « Le juge est un homme et il peut commettre des erreurs (…), mais il ne peut et il ne doit pas se tromper volontairement, avec dol ou faute grave ou par manque d’engagement. »
13. Lors de l’audience du 4 mars 2004, le représentant du parquet indiqua que le requérant devait être accusé également d’injure, étant donné qu’il ressortait de la déposition de X que ce dernier avait lui aussi reçu une copie de la lettre circulaire.
14. Par un jugement du 3 février 2005, dont le texte fut déposé au greffe le 11 février 2005, le tribunal de Gênes condamna le requérant pour diffamation et injure à quatre mois d’emprisonnement, ainsi qu’au remboursement des frais de justice de X (s’élevant à 2 000 euros (EUR)) et à la réparation du préjudice subi par ce dernier. Le montant de ce préjudice devait être fixé dans une procédure civile séparée ; le tribunal octroya cependant à X un acompte (provisionale) de 15 000 EUR.
15. Le tribunal observa qu’il n’était pas contesté que le requérant avait écrit la lettre circulaire et avait demandé à sa secrétaire d’en faire parvenir une copie aux magistrats des sections civiles du tribunal de Lucques. Au cours du procès, le requérant avait présenté un mémoire et avait fait des déclarations spontanées ; ses défenses ne permettaient cependant pas d’ignorer la nature offensante des expressions utilisées dans la lettre circulaire, ce qui était d’autant plus grave si l’on songeait que le requérant était un avocat. Dans sa lettre, le requérant précisait avoir le plus grand respect pour la magistrature et pour les magistrats qui accomplissaient leurs fonctions avec « abnégation, engagement et dignité ». Ceci, toutefois, n’était évidemment pas le cas de X, accusé par le requérant d’être arrogant et désengagé, convaincu d’être intouchable car il occupait une position de pouvoir et d’avoir commis des erreurs volontaires, avec dol ou faute grave ou par manque d’engagement. Ces accusations s’expliquaient non pas par l’inertie de X dans le traitement d’une affaire, mais par les décisions que X avait pris dans le cadre de celle-ci, en rejetant toute demande du requérant. Au lieu de réitérer ses arguments juridiques, ce dernier avait dépassé les limites de son droit à la critique, alléguant que X s’était trompé « volontairement », ce qui offensait de manière grave l’honorabilité du magistrat en question.
16. Selon le tribunal, l’objet des accusations contenues dans la lettre circulaire ne pouvait être que X, comme démontré par les courriers similaires, qui mentionnaient explicitement ce magistrat, adressés par le requérant et ses clientes au CSM, au ministère de la Justice et aux Conseils nationaux des notaires et des avocats.
17. Le requérant ne pouvait bénéficier de la cause de justification (esimente) de la provocation (article 599 du code pénal, ci-après le « CP »). En effet, à supposer même que les décisions de X pouvaient s’analyser en de « faits injustes », la lettre circulaire, envoyée environ quatre mois après l’adoption de ces décisions, ne constituait pas une réaction immédiate à celles-ci.
C. L’appel
18. Le requérant interjeta appel.
19. Il allégua, entre autres, que les infractions qui lui étaient reprochées n’étaient punies que par une simple amende, que la peine infligée était disproportionnée et que l’acompte qu’il devait verser était d’un montant excessif. De plus, dans sa plainte, X n’avait pas mentionné avoir été lui-même destinataire de la lettre circulaire, ce qui empêchait de juger le requérant par rapport à l’infraction d’injure. Le requérant soutenait également qu’il ne ressortait pas du texte de sa lettre que le destinataire de ses critiques était X et que ce document, évalué globalement, n’était qu’une manifestation de ses frustrations vis-à-vis des disfonctionnements de la justice en général.
20. Enfin, à titre subsidiaire, il estimait qu’il devait bénéficier de la cause de justification de la provocation. Il soulignait que, dans le cadre d’une procédure pour partage d’héritage, X avait à plusieurs reprises rejeté ses demandes visant à obtenir la suspension d’une vente aux enchères d’un appartement, et que les décisions de X avaient ensuite été renversées par un autre juge.
21. À l’audience du 12 mars 2007, le requérant déclara qu’il n’avait pas l’intention d’offenser personnellement X et produisit des documents attestant son état de santé précaire.
22. Par un arrêt du 12 mars 2007, dont le texte fut déposé au greffe le 2 avril 2007, la cour d’appel de Gênes déclara qu’aucune poursuite ne pouvait être entamée par rapport à l’infraction d’injure, vu l’absence d’une plainte, et réduisit la peine pour l’infraction de diffamation à 400 EUR d’amende. Elle déclara cette peine entièrement remise (condonata), et condamna le requérant à la réparation des dommages subis par X, qu’elle chiffra à 15 000 EUR, ainsi qu’au remboursement des frais de justice encourus par ce dernier en appel (2 000 EUR).
23. La cour d’appel observa que dans la première partie de sa lettre circulaire, le requérant relatait les vicissitudes de la procédure de partage d’héritage où X avait adopté les décisions contestées. Il ajoutait ensuite qu’il regrettait de présenter ses doléances à l’encontre de personnes (X et un autre magistrat) que, bien qu’exerçant des fonctions différentes des siennes, il considérait des « collègues ». De plus, les juges du tribunal de Lucques, interrogés en première instance, n’avaient eu aucune difficulté à identifier X comme le destinataire des critiques contenues dans la lettre circulaire. Dans ces circonstances, l’argument du requérant selon lequel cette dernière n’était qu’une manifestation de mécontentement envers la justice en général ne pouvait être retenu.
24. Aux yeux de la cour d’appel, les décisions prises par X dans le cadre de la procédure de partage d’héritage pouvaient, tout au plus, passer pour « erronées », mais n’auraient su être considérées « injustes ». La cour d’appel souligna également que l’une des questions au centre du différend (l’existence de droits de succession en faveur du concubin) avait été tranchée par la Cour de cassation dans un sens opposé à celui préconisé par le requérant. Le Conseil national de l’ordre des avocats avait par ailleurs noté que les écrits du requérant auraient pu s’analyser en un moyen de pression envers les magistrats concernés.
25. Selon la cour d’appel, le requérant n’avait pas explicitement attaqué la partie du jugement de première instance considérant que les expressions contenues dans la lettre circulaire avaient excédé les limites du droit à la critique.
26. L’intéressé, dont le casier judiciaire était vierge, devait bénéficier de circonstances atténuantes, et aux termes de l’article 52 du décret législatif no 274 de 2000 (paragraphe 32 ci-après), la peine pour la diffamation était désormais une simple amende (et non une peine privative de liberté).
27. La cour d’appel nota que la diffusion, au sein d’un petit tribunal, d’une lettre telle que celle rédigée par le requérant ne pouvait que léser la dignité du magistrat qui y était visé, ainsi que son image de juge indépendant. Les expressions utilisées par le requérant, en dehors d’un acte procédural, visaient à mettre en question le professionnalisme de X, présenté comme un juge partisan et laxiste, et ce au sein d’une communauté restreinte. À la lumière de ces considérations, la cour d’appel, jugeant en équité, octroya à la partie civile 15 000 EUR pour préjudice moral.
D. Le pourvoi en cassation
28. Le requérant se pourvut en cassation.
29. Il réitéra ses doléances et, se référant à un certain passage de son acte d’appel, il indiqua que la cour d’appel avait commis une erreur lorsqu’elle avait affirmé que le prévenu n’avait pas contesté la nature offensante des expressions contenues dans la lettre circulaire. En tout état de cause, le juge était tenu, à tout stade de la procédure, de vérifier d’office si le fait reproché était, ou non, constitutif d’une infraction pénale.
30. Par un arrêt du 12 novembre 2008, dont le texte fut déposé au greffe le 17 décembre 2008, la Cour de cassation, estimant que la cour d’appel avait motivé de manière logique et correcte tous les points controversés, débouta le requérant de son pourvoi.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
31. L’article 595 du CP puni l’infraction de diffamation. Dans ses parties pertinentes, cette disposition se lit comme suit :
« Quiconque (…), en communiquant avec plusieurs personnes, offense la réputation d’autrui est puni par un emprisonnement jusqu’à un an ou par une amende jusqu’à 1 032 EUR.
Si l’offense consiste en l’attribution d’un fait déterminé, la peine est un emprisonnement jusqu’à deux ans ou une amende jusqu’à 2 065 EUR.
Si l’offense est diffusée par les biais de la presse ou par tout autre moyen de publicité ou bien dans un acte public, la peine est un emprisonnement [allant] de six mois à trois ans ou une amende non inférieure à 516 EUR.
Si l’offense porte sur un corps politique, administratif ou judiciaire, ou sur l’une de ses représentations (…), les peines sont augmentées. »
32. Le décret législatif no 274 du 28 août 2000 (article 4 § 1 a)) a attribué au juge de paix la compétence de se prononcer, entre autre, sur des affaires de diffamation. Aux termes de l’article 52 § 2 a) dudit décret :
« Pour les (…) infractions de la compétence du juge de paix, les peines sont ainsi modifiées :
a) lorsque l’infraction est punie par une peine [d’emprisonnement] alternative par rapport à celle de [l’amende], on applique la peine pécuniaire (…) [allant] de 500 000 lires à 5 000 000 [lires] ; si la peine privative de liberté est supérieure dans son maximum à six mois, on applique la peine pécuniaire précitée ou la peine de la détention domiciliaire [allant] de six à trente jours ou bien la peine du travail d’utilité publique pour une période [allant] de dix jours à trois mois ;
(…). »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
33. Le requérant considère que sa condamnation pour diffamation a violé l’article 10 de la Convention, ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
34. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.
A. Sur la recevabilité
35. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
a) Le requérant
36. Le requérant soutient avoir été condamné pour une lettre dans laquelle il exposait ses considérations sur les différentes manières d’interpréter et exercer le métier de juge. Ses évaluations auraient été interprétées de manière incompatible avec leur signification réelle et auraient été reliées à un sujet, X, qui n’était pas leur vrai destinataire. Selon le requérant, il n’y aurait aucune preuve de son intention d’attaquer la réputation et l’intégrité de X. Par ailleurs, le mauvais fonctionnement du système judiciaire italien, où le juge, de facto, ne serait pas appelé à rendre compte de sa conduite, aurait été souligné par de nombreuses décisions européennes, par des livres et par des sites Internet. Le système judiciaire dans son ensemble, et non X, était la cible des critiques du requérant.
37. L’intéressé observe en outre que le tribunal de Gênes l’a condamné à une peine privative de liberté, non prévue par la loi, et qu’en dépit de son casier judiciaire vierge, il ne lui a pas octroyé les circonstances atténuantes générales (attenuanti generiche). Le requérant allègue qu’il avait adressé sa lettre circulaire à plusieurs juges du tribunal de Lucques uniquement pour éviter de compromettre les rapports d’amitié et d’estime réciproque qui le liaient à ces magistrats et pour se prémunir contre une éventuelle déformation du contenu de son courrier au CSM. Il affirme également que la conduite de X, qui a refusé toute tentative de parvenir à un règlement amiable du différend, était dictée par des sentiments d’animosité à son égard.
b) Le Gouvernement
38. Le Gouvernement estime que l’ingérence avec la liberté d’expression du requérant poursuivait les buts légitimes de la protection « de la réputation ou des droits d’autrui » et de « l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire ». Il considère qu’elle était également nécessaire dans une société démocratique, car les expressions utilisées par le requérant dans sa lettre circulaire étaient offensantes et visaient à dénigrer X. Ce dernier a été accusé, en substance, d’avoir délibérément et consciemment adopté une décision injuste, d’être arrogant, désintéressé et désengagé. Ainsi, il a été présenté de manière négative et comme un juge qui méprisait totalement les principes déontologiques fondamentaux de sa profession.
39. De l’avis du Gouvernement, l’attitude du requérant ne se justifiait pas à la lumière du différend judiciaire qui était à l’origine de son animosité envers X. De plus, la cour d’appel a reconnu l’existence de circonstances atténuantes en faveur du requérant et a réduit le montant de la peine qui lui avait été infligée en première instance.
40. À la lumière de ce qui précède, le Gouvernement considère qu’en condamnant le requérant, les juridictions internes, mieux placées que le juge international pour apprécier les faits et la nécessité de l’ingérence, n’ont pas dépassé leur marge d’appréciation en la matière. S’il y a eu une violation de la Convention, celle-ci a été commise par le requérant, qui a indûment attaqué la réputation de X, protégée par l’article 8.
2. Appréciation de la Cour
a) Sur l’existence d’une ingérence
41. Il ne prête pas à controverse entre les parties que la condamnation du requérant a constitué une ingérence dans le droit de ce dernier à la liberté d’expression, tel que garanti par l’article 10 § 1 de la Convention (voir,mutatis mutandis, Belpietro c. Italie, no 43612/10, § 43, 24 septembre 2013).
b) Sur la justification de l’ingérence : la prévision par la loi et la poursuite d’un but légitime
42. Une ingérence est contraire à la Convention si elle ne respecte pas les exigences prévues au paragraphe 2 de l’article 10. Il y a donc lieu de déterminer si elle était « prévue par la loi », si elle visait un ou plusieurs des buts légitimes énoncés dans ce paragraphe et si elle était « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre ce ou ces buts (Pedersen et Baadsgaard c. Danemark, no 49017/99, § 67, CEDH 2004-XI, et Ricci c. Italie, no30210/06, § 43, 8 octobre 2013).
43. Il n’est pas contesté que l’ingérence était prévue par la loi, à savoir par les articles 595 du CP (paragraphe 31 ci-dessus) et 52 § 2 a) du décret législatif no 274 de 2000 (paragraphe 32 ci-dessus). La condamnation du requérant visait le but légitime que constitue la protection de la réputation ou des droits d’autrui, en l’occurrence de X (voir, mutatis mutandis, Nikula c. Finlande, no 31611/96, § 38, CEDH 2002-II ; Perna c. Italie [GC], no 48898/99, § 42, CEDH 2003-V ; Ormanni c. Italie, no 30278/04, § 57, 17 juillet 2007 ; et Belpietro, précité, § 45). Elle visait en outre à « garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judicaire », dont X, un magistrat, faisait partie (voir, par exemple et mutatis mutandis, Kyprianou c. Chypre [GC], no 73797/01, § 168, CEDH 2005-XIII ; Foglia c. Suisse, no 35865/04, § 83, 13 décembre 2007 ; July et SARL Libération c. France, no 20893/03, § 59, CEDH 2008 (extraits) ; et Di Giovanni c. Italie, no 51160/06, § 74, 9 juillet 2013).
44. Il reste à vérifier si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».
c) Sur la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique
i. Principes généraux
45. Afin de déterminer si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique », la Cour doit vérifier si elle répondait à un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais cette marge va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions appliquant celle-ci, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression sauvegardée par l’article 10 (Janowski c. Pologne [GC], no 25716/94, § 30, CEDH 1999-I ; Association Ekin c. France, no 39288/98, § 56, CEDH 2001‑VIII ; et Stoll c. Suisse [GC], no 69698/01, § 101, CEDH 2007-V).
46. Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation (Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 45, CEDH 1999-I). Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable ; il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire, y compris la teneur des propos reprochés au requérant et le contexte dans lequel celui-ci les a tenus (News Verlags GmbH & Co. KG c. Autriche, no 31457/96, § 52, CEDH 2000-I).
47. En particulier, il incombe à la Cour de déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales pour justifier l’ingérence apparaissent « pertinents et suffisants » et si la mesure incriminée était « proportionnée aux buts légitimes poursuivis » (Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 70, CEDH 2004-VI). Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents, appliqué des règles conformes aux principes consacrés par l’article 10 (voir, parmi beaucoup d’autres, Zana c. Turquie, 25 novembre 1997, § 51, Recueil des arrêts et décisions 1997-VII ; De Diego Nafría c. Espagne, no46833/99, § 34, 14 mars 2002 ; et Pedersen et Baadsgaard, précité, § 70).
48. Afin d’évaluer la justification d’une déclaration contestée, il y a lieu de distinguer entre déclarations factuelles et jugements de valeur. Si la matérialité des faits peut se prouver, les seconds ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude (Oberschlick c. Autriche (no 2), 1er juillet 1997, § 33, Recueil 1997-IV) et dans ce cas l’obligation de preuve, impossible à remplir, porte atteinte à la liberté d’opinion elle-même, élément fondamental du droit garanti par l’article 10 (Morice c. France [GC], no 29369/10, § 155, 23 avril 2015). La qualification d’une déclaration en fait ou en jugement de valeur relève en premier lieu de la marge d’appréciation des autorités nationales, notamment des juridictions internes (Prager et Oberschlick c. Autriche, 26 avril 1995, § 36, série A no 313). Toutefois, même lorsqu’une déclaration équivaut à un jugement de valeur, elle doit se fonder sur une base factuelle suffisante, faute de quoi elle serait excessive (Jerusalem c. Autriche, no 26958/95, § 43, CEDH 2001-II, et Ormanni, précité, § 64).
49. En outre, l’existence de garanties procédurales à la disposition de la personne accusée de diffamation fait partie des éléments à prendre en compte dans l’examen de la proportionnalité de l’ingérence sous l’angle de l’article 10 : en particulier, il est indispensable que l’intéressé se voit offrir une chance concrète et effective de pouvoir démontrer que ses allégations reposaient sur une base factuelle suffisante (voir, notamment, Steel et Morris c. Royaume-Uni, no 68416/01, § 95, CEDH 2005-II ; Hasan Yazıcı c. Turquie, no 40877/07, § 54, 15 avril 2014 ; et Morice, précité, § 155).
50. Un aspect particulier de la présente affaire est qu’à l’époque des faits, le requérant était un avocat et que la querelle qui l’a opposé à X a éclatée dans le cadre de son activité professionnelle. Dans son arrêt Nikula(précité, § 45 ; voir également Steur c. Pays-Bas, no 39657/98, § 36, ECHR 2003-XI, et Fuchs c. Allemagne (déc.), nos 29222/11 et 64345/11, § 39, 27 janvier 2015), la Cour a résumé comme suit les principes spécifiques applicables aux professions légales :
« La Cour rappelle que le statut spécifique des avocats les place dans une situation centrale dans l’administration de la justice, comme intermédiaires entre les justiciables et les tribunaux, ce qui explique les normes de conduite imposées en général aux membres du barreau. En outre, l’action des tribunaux, qui sont garants de la justice et dont la mission est fondamentale dans un État de droit, a besoin de la confiance du public. Eu égard au rôle clé des avocats dans ce domaine, on peut attendre d’eux qu’ils contribuent au bon fonctionnement de la justice et, ainsi, à la confiance du public en celle-ci (Schöpfer c. Suisse, arrêt du 20 mai 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-III, pp. 1052-1053, §§ 29-30, et autres références). »
51. En outre, dans l’affaire Morice (précité, §§ 134 et 139), la Cour a rappelé que: a) les avocats ont le droit de se prononcer publiquement sur le fonctionnement de la justice, même si leur critique ne saurait franchir certaines limites visant à protéger le pouvoir judiciaire des attaques gratuites et infondées qui pourraient n’être motivées que par une volonté ou une stratégie de déplacer le débat judiciaire sur le terrain strictement médiatique ou d’en découdre avec les magistrats en charge de l’affaire ; b) les avocats ne peuvent tenir des propos d’une gravité dépassant le commentaire admissible sans solide base factuelle ; et c) les propos des avocats doivent être appréciés dans leur contexte général, notamment pour savoir s’ils peuvent passer pour trompeurs ou comme une attaque gratuite et pour s’assurer que les expressions utilisées en l’espèce présentent un lien suffisamment étroit avec les faits de l’espèce.
52. Il faut également tenir compte du fait que le diffamé, X, était un magistrat en service. Selon la jurisprudence de la Cour, les limites de la critique admissible peuvent dans certains cas être plus larges pour les magistrats agissant dans l’exercice de leurs pouvoirs que pour les simples particuliers (Morice, précité, § 131). Cependant, on ne saurait dire que des fonctionnaires s’exposent sciemment à un contrôle attentif de leurs faits et gestes exactement comme c’est le cas des hommes politiques et devraient dès lors être traités sur un pied d’égalité avec ces derniers lorsqu’il s’agit de critiques de leur comportement. Les fonctionnaires doivent, pour s’acquitter de leurs fonctions, bénéficier de la confiance du public sans être indûment perturbés et il peut dès lors s’avérer nécessaire de les protéger contre des attaques verbales offensantes lorsqu’ils sont en service (Janowski, précité, § 33, et Nikula, précité, § 48).
53. Il convient de rappeler, enfin, que la nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence (voir, par exemple, Ceylan c. Turquie [GC], no 23556/94, § 37, CEDH 1999-IV ; Tammer c. Estonie, no 41205/98, § 69, CEDH 2001-I ; et Cumpănă et Mazăre c. Roumanie [GC], no 33348/96, §§ 113-115, CEDH 2004-XI).
ii. Application de ces principes en l’espèce
54. La Cour note d’emblée que le requérant a soutenu, tant devant elle (paragraphe 36 ci-dessus) que devant les juridictions nationales (paragraphe 19 ci-dessus), que les critiques contenues dans sa lettre circulaire ne visaient pas X, mais le système judiciaire italien dans son ensemble. La Cour ne saurait souscrire à cette thèse. Elle observe à cet égard que la lettre en question (paragraphe 7 ci-dessus) contenait des références explicites au courrier que l’intéressé avait adressé au CSM pour se plaindre du comportement de X, et que des passages de ce courrier y étaient cités in extenso. De plus, le requérant a résumé les éléments essentiels du différend judiciaire dans le cadre duquel, selon lui, X avait adopté des décisions injustes, dont les motivations étaient brièvement exposées.
55. La lettre circulaire du requérant se divise en deux parties : la première contient un exposé des décisions adoptées dans la procédure de partage d’héritage ; la seconde contient des considérations sur les conduites que les juges ne devraient pas tenir et à leurs conséquences. Aux yeux de la Cour, même si la deuxième partie de la lettre est rédigée sous forme de « considérations générales », elle ne peut qu’être interprétée comme une critique de l’attitude de X, juge qui, sans être explicitement mentionné, est le protagoniste de l’exposé qui constitue la « prémisse » des observations et évaluations du requérant.
56. Dans ces circonstances, la Cour partage les conclusions du tribunal et de la cour d’appel de Gênes (paragraphes 16 et 23 ci-dessus) selon lesquelles X était bien la personne visée par les doléances exposées dans la lettre circulaire. Il reste à déterminer si celles-ci ont dépassé les limites d’une critique admissible dans une société démocratique.
57. Il ressort du texte de la lettre circulaire (paragraphe 7 ci-dessus), qu’en substance le requérant a fait à X deux reproches : a) d’avoir adopté des décisions injustes et arbitraires et b) d’être un juge « ayant parti pris » et de s’être trompé « volontairement, avec dol ou faute grave ou par manque d’engagement ».
58. Aux yeux de la Cour, le premier reproche s’analyse en des jugements de valeur quant à la nature et à la base juridique des décisions adoptées par X. Comme indiqué au paragraphe 48 ci-dessus, aux termes de la jurisprudence de la Cour, ces opinions ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude. De plus, elles se fondaient sur une certaine base factuelle. En particulier, le requérant avait été le représentant de l’une des parties dans une procédure judiciaire de partage d’héritage. Dans le cadre de cette procédure, le requérant avait à plusieurs reprises demandé de surseoir à la vente d’un appartement, et ses demandes avaient été rejetées par X par des motivations que, selon l’avis subjectif de l’intéressé, étaient erronées et contraires à la loi.
59. La Cour ne saurait donc considérer le premier reproche comme une critique excessive (voir, mutatis mutandis, Morice, précité, §§ 156-161, où la Cour a estimé que les critiques faites par l’avocat de la partie civile au comportement des juges d’instruction durant l’information s’analysaient en des jugements de valeurs reposant sur une base factuelle suffisante).
60. Il en va autrement pour le deuxième reproche, à savoir d’être un juge « ayant parti pris » et d’avoir commis des erreurs « volontairement, avec dol ou faute grave ou par manque d’engagement ». Ce reproche impliquait le mépris, de la part de X, des obligations déontologiques propres à sa fonction de juge, voire même la commission d’une infraction pénale. En effet, l’adoption, par un juge, d’une décision sciemment erronée pourrait être constitutive d’un abus de pouvoir. En tout état de cause, la lettre circulaire déniait à X les qualités d’impartialité, d’indépendance et d’objectivité qui caractérisent l’exercice de l’activité judiciaire. Or, le requérant n’a à aucun moment essayé de prouver la réalité du comportement spécifique imputé à X et n’a produit aucun élément susceptible de démontrer l’existence d’un dol dans l’adoption des décisions qu’il contestait. Aux yeux de la Cour, ses allégations de comportements abusifs de la part de X ne se fondaient que sur la circonstance que ce magistrat avait rejeté les demandes formulées par le requérant dans l’intérêt de ses clientes (voir, a contrario, Morice, précité, §§ 156-161). Il y a également lieu de noter que le requérant, qui avait saisi le CSM d’une plainte contre le juge X (paragraphe 6 ci-dessus), a envoyé sa lettre circulaire sans attendre l’issue de la procédure devant le CSM.
61. Pour se défendre devant les juridictions nationales, le requérant s’est borné à affirmer que ses critiques ne visaient pas X personnellement (voir, mutatis mutandis, Perna, précité, §§ 44-47, et Fuchs, décision précitée, § 41 ; voir également, a contrario, Nikula, précité, § 51, où la Cour a souligné que les critiques de la requérante portaient uniquement sur la manière dont un procureur s’était acquitté de ses fonctions dans une certaine affaire judiciaire, et non sur les qualités professionnelles ou autres du procureur en question). La Cour, cependant, vient de rejeter cette thèse (paragraphes 54–56 ci-dessus).
62. La Cour a également pris en compte le contexte dans lequel la lettre circulaire a été écrite et diffusée. À cet égard, elle note, en premier lieu, que les critiques du requérant n’ont pas été formulées à l’audience ou dans le cadre de la procédure judiciaire de partage d’héritage. Ceci permet de distinguer la présente affaire de l’affaire Nikula, précitée (voir, en particulier, le § 52), où la Cour a conclu à la violation de l’article 10 de la Convention.
63. La Cour observe de surcroît que, en dehors de tout acte procédural, le requérant a envoyé sa lettre circulaire à X en personne (paragraphe 13 ci‑dessus) et à de nombreux autres juges du tribunal de Lucques (paragraphe 6 ci-dessus). Comme la cour d’appel de Gênes l’a à juste titre remarqué (paragraphe 27 ci-dessus), la diffusion du courrier au sein d’une communauté restreinte, telle que celle d’un tribunal local, ne pouvait que nuire à la réputation et à l’image professionnelle du juge concerné.
64. Enfin, la Cour note qu’il est vrai qu’en première instance, le requérant a été condamné à une peine privative de liberté et, bien qu’ayant un casier judiciaire vierge, n’a pas bénéficié de circonstances atténuantes générales. Il n’en demeure pas moins qu’en appel cette peine a été remplacée par une faible amende, d’un montant de 400 EUR, qui, de surcroît, a été déclarée entièrement remise (paragraphe 22 ci-dessus). En outre, les circonstances atténuantes en question ont été reconnues au requérant par les juges de deuxième instance (paragraphe 26 ci-dessus) et le montant du dédommagement accordé à X (15 000 EUR) ne saurait passer pour excessif.
65. La Cour rappelle également que dans des affaires comme la présente, qui nécessitent une mise en balance du droit au respect de la vie privée et du droit à la liberté d’expression, elle considère que l’issue de la requête ne saurait en principe varier selon qu’elle a été portée devant elle, sous l’angle de l’article 8 de la Convention, par la personne faisant l’objet des critiques ou, sous l’angle de l’article 10, par leur auteur. En effet, ces droits méritent a priori un égal respect (Hachette Filipacchi Associés (ICI PARIS) c. France, no 12268/03, § 41, 23 juillet 2009 ; Timciuc c. Roumanie (déc.), no 28999/03, § 144, 12 octobre 2010 ; et Mosley c. Royaume-Uni, no 48009/08, § 111, 10 mai 2011). Dès lors, la marge d’appréciation devrait en principe être la même dans les deux cas. Si la mise en balance par les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis par la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle-ci substitue son avis à celui des juridictions internes (Palomo Sánchez et autres c. Espagne [GC], nos 28955/06, 28957/06, 28959/06 et 28964/06, § 57, ECHR 2011, et MGN Limited c. Royaume-Uni, no 39401/04, §§ 150 et 155, 8 janvier 2011). Aux yeux de la Cour, de telles raisons font défaut en l’espèce (voir, mutatis mutandis, Di Giovanni, précité, § 82).
66. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que la condamnation du requérant pour les propos diffamatoires contenus dans sa lettre circulaire et la peine qui lui a été infligée, n’étaient pas disproportionnées aux buts légitimes visés et que les motifs avancés par les juridictions nationales étaient suffisants et pertinents pour justifier pareilles mesures. L’ingérence dans le droit du requérant à la liberté d’expression pouvait raisonnablement passer pour « nécessaire dans une société démocratique » afin de protéger la réputation d’autrui et pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire au sens de l’article 10 § 2.
67. Il s’ensuit qu’il n’y a pas eu violation de cette disposition.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;
2. Dit, par cinq voix contre deux, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 30 juin 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Françoise Elens-Passos Päivi Hirvelä
Greffière Présidente
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée commune des juges Wojtyczek et Grozev.
P.H.
F.E.P.
OPINION DISSIDENTE COMMUNE DES JUGES WOJTYCZEK ET GROZEV
1. Nous ne pouvons pas souscrire au point de vue exprimé par la majorité selon lequel l’article 10 de la Convention n’a pas été violé dans la présente affaire.
2. Le requérant a présenté son grief de violation de sa liberté d’expression dans un contexte de conflit des droits de deux personnes, à savoir un conflit entre sa propre liberté d’expression et le droit d’une autre personne à la protection de sa réputation. Par ailleurs, la majorité met l’accent sur le fait que l’ingérence dans la liberté d’expression du requérant visait à « garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire », dont X, un magistrat, faisait partie.
Il ne fait aucun doute que la nécessité de protéger la réputation d’autrui justifie certaines limitations à la liberté d’expression. La réputation des personnes doit être protégée de façon efficace et les atteintes à celle-ci doivent être sanctionnées. Dans les situations de conflit de droits, les autorités nationales doivent soigneusement mettre en balance les droits en question et rechercher des solutions qui permettent de réaliser ces droits au plus haut degré possible. En tout état de cause, comme le rappelle la majorité, l’ingérence dans un droit doit toujours être justifiée par des raisons pertinentes et sérieuses et rester proportionnée au but poursuivi.
3. La Cour a identifié dans sa jurisprudence un certain nombre de facteurs qui doivent être analysés pour déterminer si une restriction à la liberté d’expression est justifiée (voir, en particulier, Von Hannover c. Allemagne (no2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, §§ 109-113, CEDH 2012, et Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, §§ 89-95, 7 février 2012). Parmi ces facteurs, on peut citer notamment : la question de savoir si les propos tenus contribuent au débat public ; le contenu, la forme et les conséquences des propos tenus ; la conduite de la personne atteinte ; la sévérité de la sanction imposée.
Dans la présente affaire, la motivation des décisions de justice rendues en Italie semble ne pas avoir tenu compte de ces différents points. Les juridictions italiennes se sont limitées à établir que le requérant avait proféré les propos incriminés, que ces propos avaient été disséminés parmi les juges du tribunal en question et qu’ils visaient un juge de ce tribunal. Elles ont constaté par ailleurs que les propos du requérant avaient excédé les limites permises. L’analyse des circonstances pertinentes, identifiées par la jurisprudence de la Cour, n’a pas été menée. La méthodologie appliquée par les juridictions nationales ne remplit pas les exigences de l’article 10 de la Convention, tel qu’il a été interprété par la Cour. En particulier, les raisons avancées par les juridictions nationales ne peuvent être considérées comme satisfaisantes du point de vue de l’exigence de donner des raisons pertinentes et sérieuses pour justifier une ingérence dans la liberté d’expression.
4. En évaluant des restrictions à liberté d’expression, il faut examiner en particulier le contenu des propos litigieux, et notamment prendre en considération la question de savoir si la personne concernée a été citée nommément et si des faits susceptibles de nuire à sa réputation lui ont clairement été imputés. Si une insinuation mensongère peut avoir des conséquences extrêmement graves pour la réputation de la personne concernée, le fait que la personne visée par les critiques ne soit pas mentionnée explicitement peut néanmoins, dans certaines situations, atténuer la portée des propos exprimés.
En examinant la compatibilité d’une ingérence avec les exigences de l’article 10 paragraphe 2 de la Convention, il faut déterminer aussi les conséquences concrètes engendrées par les propos tenus. Pour cela, il faut examiner la nature de l’auditoire auquel les propos diffamatoires sont destinés, et notamment le nombre et la profession des destinataires desdits propos. Nous constatons que les juridictions nationales n’ont pas tenu compte de ces éléments, pourtant cruciaux pour l’examen de l’affaire. Nous regrettons aussi que la majorité ne se soit pas penchée sur ces questions.
5. Nous constatons que, dans la présente affaire, le requérant a décidé de ne pas nommer expressément le juge critiqué, laissant ainsi place à une certaine ambiguïté quant à l’identité de la personne concernée. Par ailleurs, les faits imputés au juge X ont été présentés de la façon suivante : « s’être trompé volontairement, avec dol ou faute grave, ou par manque d’engagement ». Les propos tenus ont associé la constatation de certains faits et l’appréciation subjective de ceux-ci. La façon de s’exprimer du requérant a quelque peu atténué la force de ses propos.
Nous constatons par ailleurs que les propos incriminés ont été adressés à un auditoire restreint et spécifique, composé uniquement de juges. Le public n’a pas été informé du contenu des allégations diffusées auprès de ces magistrats. Dans ce contexte, il faut mettre en exergue trois éléments importants. Premièrement, les différents groupes professionnels sont souvent liés par un esprit et une solidarité corporatifs, qui influent sur la façon de percevoir les critiques formulées contre leurs membres. Deuxièmement, les magistrats sont naturellement très circonspects face à des propos non étayés par des preuves convaincantes. Troisièmement, les juges sont habitués à recevoir des plaintes, parfois agressives, de la part des justiciables mécontents des décisions de justice ou de la part de leurs avocats. Le plus souvent, l’effet réel de ces plaintes pour l’image des magistrats mis en cause est nul. Ces différents facteurs liés à la spécificité de l’auditoire atténuent considérablement les conséquences des propos tenus par le requérant. On peut douter que la lettre envoyée par celui-ci ait eu un impact réel sur l’image du juge concerné parmi ses collègues.
6. Le requérant a été poursuivi dans une procédure pénale et condamné pour un délit à une amende de 400 euros. Par ailleurs, les juridictions nationales ont accordé au juge lésé un dédommagement de 15 000 euros, ce qui représente une somme importante. À notre avis, eu égard à la nature des propos tenus et à la spécificité de l’auditoire, très restreint, la sanction appliquée, considérée dans son ensemble, est manifestement disproportionnée dans les circonstances de l’espèce.
7. La majorité justifie l’ingérence dans la liberté d’expression du requérant non seulement par le besoin de protéger la réputation d’une personne, mais aussi par la nécessité de garantir l’autorité de la justice. Dans cette optique, l’ingérence en considération devait contribuer à la protection de l’autorité de la justice en Italie. À notre avis, sur ce terrain, étant donné les spécificités de l’affaire exposées ci-dessus, l’ingérence dans la liberté d’expression du requérant risque de produire l’effet opposé à celui escompté.
(fonte “HUDOC – European Court of Human Rights”)